Pour les enfants accompagnés en villages d’enfants SOS, l’entrée dans la vie est souvent émaillée de traumatismes liés aux situations de délaissement, de carences affectives ou de maltraitances qu’ils ont vécues. Ces traumatismes, s’ils ne sont pas identifiés précocement, pèseront lourdement sur leur développement et leur épanouissement. Inspirée par les travaux de Boris Cyrulnik, neuropsychiatre et écrivain français, SOS Villages d’Enfants met tout en œuvre pour les amener sur le chemin de la résilience.
« Enfant, au fond de moi, j’avais toujours peur : peur des autres, peur de l’école, une peur à en passer mes nuits à vomir. J’avais aussi peur d’avoir peur, car ce que je ressentais alors était terrible ! »
Adeline, 22 ans, a vécu au sein d’un village d’enfants SOS de ses 10 ans à ses 19 ans. Elle n’a pas de souvenir de maltraitances physiques, mais elle n’exclut pas d’avoir refoulé certains faits survenus avant son accueil au village. Elle a bénéficié d’un suivi psychologique étroit dès son arrivée et son chemin vers le mieux-être a été long. « Je n’étais pas une enfant agréable et facile à vivre pour ma mère SOS se souvient-elle. Je pouvais être terriblement colérique et refusais absolument toute forme d’autorité. C’était très compliqué pour moi d’admettre que j’avais besoin d’aide. » Adeline se décrit comme une enfant très renfermée, dans sa bulle, mais capable d’« exploser » à la moindre contrainte.
Avec l’accompagnement du village, elle a pu surmonter ses problèmes relationnels et réaliser un véritable parcours de résilience. La résilience, selon Boris Cyrulnik, est l’aptitude à se construire et à vivre de manière satisfaisante en dépit de circonstances traumatiques. Il insiste sur le fait que l’individu ne peut rien seul et qu’on ne peut devenir soi-même que par les relations aux autres. Aujourd’hui, trois ans après sa sortie du village d’enfants SOS, Adeline vient de terminer sa formation d’auxiliaire de puériculture pour travailler en maternité. « Même si je me sens mieux, il est bien possible que je redemande l’aide d’un psychologue dans les années à venir. » Une étape que Boris Cyrulnik décrit comme « se remettre à vivre après un traumatisme ».
L’enfant face aux traumatismes
Ce qu’a manifesté Adeline lors de ses premières années au village est la conséquence d’une forme de traumatisme que l’on peut retrouver chez beaucoup d’enfants que nous accompagnons. Selon Boris Cyrulnik, « un traumatisme, c’est une déchirure psychique causée par un choc étranger qui est venu bouleverser le monde intime. C’est une déchirure du monde interne ». Sous le terme « traumatisme », on retrouve donc l’ensemble des troubles psychologiques et comportementaux qui surviennent après des situations traumatiques particulièrement éprouvantes. « Pour les enfants confiés à SOS Villages d’Enfants par l’aide sociale à l’enfance, il faut avoir en tête qu’ils ont parfois subi une cascade continue de traumatismes et en ont acquis une forme de vulnérabilité. Ils ont alors des difficultés à être sécurisés dans leur attachement », précise-t-il. « À partir du moment où un enfant a été éloigné de ses parents par une décision de justice, il vit un traumatisme. Ceux qui devaient le protéger ont été défaillants, maltraitants. Comment pourrait-il en être autrement ? », explique Virginie Lelong, psychologue du village d’enfants SOS de Neuville-Saint-Rémy.
On sait aujourd’hui que ces stress hors norme constituent une forme d’attaque du cerveau. Boris Cyrulnik ajoute que c’est particulièrement marqué chez les enfants qui ont subi des traumatismes pendant les années de vie préverbale, autrement dit avant l’apparition de la parole. Dans cette logique, il convient d’apporter une attention particulière à la question des signes de souffrance psychique chez les tout-petits accueillis dans nos villages d’enfants SOS. Comme le neuropsychiatre l’explique : « Les avancées scientifiques nous permettent d’avoir l’imagerie des dysfonctions cérébrales d’enfants traumatisés. Ces dysfonctions rendent impossible le contrôle de ses émotions. Ces enfants sont prisonniers de leur traumatisme et de leur passé, en boucle sur leur malheur. »
Des « malheurs » dont les manifestations prennent des formes diverses que l’on peut parfois observer chez les enfants que nous accueillons : troubles de l’apprentissage, du sommeil, de la relation à l’autre, énurésie, cauchemars, colère, mauvaise estime de soi…
Le rôle central des mères SOS
Dans les villages d’enfants SOS, les éducateurs familiaux sont souvent les premiers à recueillir l’expression de ces traumatismes. Rosie Gaillard, mère SOS au village de Plaisir (Yvelines) depuis 13 ans, souligne à quel point il est parfois complexe de savoir ce qui relève de problèmes psychologiques ou de comportements ordinaires de la part d’un enfant. « Colère, frustration, refus… tout enfant fait cela et c’est normal. C’est même très sain dans le cadre de son développement », remarque-t-elle. Les manifestations du mal-être de ces enfants sont donc très variables et ne sont pas nécessairement de la violence physique. Il peut s’agir d’attitudes de repli, voire de dépression. La mère SOS se souvient de ceux qu’elle appelle les « enfants lisses », ceux qui, dit-elle, « ne manifestent rien, sont recroquevillés sur eux-mêmes, semblent ne pas comprendre ce qu’on leur dit ».
Cependant, la manifestation de mal-être qu’elle a le plus souvent rencontrée prend la forme d’une hyperactivité. « Comme si ces petits voulaient me montrer en permanence qu’ils existent, que je ne dois pas les oublier. » Rosie Gaillard évoque une petite fille qui faisait de terribles crises de colère hystérique chaque fois qu’elle devait l’accompagner pour aller chercher ses deux grandes sœurs à la sortie de l’école.
Son début de vie avait été compliqué. « Elle avait d’abord vécu en fusion avec sa mère dans un centre maternel, puis avait rejoint le village SOS où vivaient déjà ses sœurs. Peu après, leur maman avait eu un autre enfant. Or, cette mère venait voir les grandes au village, mais refusait de rencontrer la petite. » Une autre des enfants qu’a accueillis Rosie Gaillard ne pouvait s’empêcher d’amasser compulsivement tout ce qu’elle pouvait. « Cette fillette de 6 ans déposait le tout sur des étagères, dans sa chambre, et il me fallait argumenter pendant des semaines pour réussir à en jeter une partie. » Un comportement dont l’enfant ne se débarrassera qu’à ses 16 ans ! Rosie Gaillard témoigne enfin « du pas de côté » nécessaire dans ses accompagnements au quotidien. « Je suis quelqu’un d’assez tonique, je devais prendre du recul. Pour cela, j’allais chercher dans ma propre enfance ce qui me faisait peur. Les enfants ont un énorme travail à faire sur eux-mêmes, mais dans une moindre mesure, les accueillants aussi ! »
Le rôle des psychologues
Aider les enfants à surmonter leur traumatisme, c’est un enjeu central dans l’accompagnement proposé dans les villages d’enfants SOS. Au quotidien, c’est notamment le travail des psychologues. Leur objectif est de permettre aux enfants ou aux adolescents de mettre des mots sur la dimension traumatisante des expériences qu’ils ont vécues, en les aidant à gérer les émotions associées à ces épisodes et à faire évoluer ainsi le sentiment de culpabilité souvent puissant. « On ne transforme pas le réel, mais la représentation et le souvenir de ce réel, explique Boris Cyrulnik. Les psychologues, mais aussi les proches, les éducateurs… sont là pour donner du sens au fracas… » Virginie Lelong indique que, dans bien des cas, ces enfants sont « envahis » par leur situation et leur passé, et ont du mal à exprimer la colère, la joie, la tristesse sous des formes ou des intensités que l’on considère comme adaptées à la vie en société. « Un enfant qui dit “je t’aime” à tout bout de champ, y compris à des personnes qu’il connaît à peine, c’est tout aussi préoccupant qu’un enfant agressif avec tout le monde. » La psychologue insiste aussi sur les troubles peu démonstratifs. « Les enfants qui cherchent à être invisibles, qui ne manifestent rien, même lorsqu’ils ne vont pas bien, ou qui disent aller parfaitement bien s’ils vont très mal, nous préoccupent tout autant.» Son expérience en libéral et en villages d’enfants l’amène à souligner que les traumatismes des enfants confiés à l’aide sociale à l’enfance ne sont pas différents de ceux des autres jeunes patients qu’elle reçoit en consultation. « On peut cependant noter que les enfants confiés connaissent un amalgame de causes de traumatismes, puisqu’à la maltraitance s’ajoutent la séparation et, souvent, plusieurs changements de lieu de vie. Et puis les droits de visite des parents viennent aussi parfois mettre à mal le travail de résilience qu’ils sont en train de faire. » Elle ajoute que pour bien prendre en charge un trauma, il est indispensable de s’intéresser à l’enfant dans sa globalité, autrement dit de connaître son histoire, mais aussi de savoir ce qui relève d’abord du médical (l’énurésie, par exemple), de l’éducatif ou d’autres éléments qui n’ont rien à voir avec le placement lui-même : une frustration scolaire, une jalousie, un chagrin d’amour…
« Lorsque le trauma est identifié et établi, il existe différentes méthodes psychothérapeutiques de prise en charge de ces traumatismes », assure la psychologue de Neuville-Saint-Rémy. Ainsi Virginie Lelong utilise sans dogmatisme un panel de méthodes telles que l’Eye Movement Desensitization and Reprocessing (EMDR) et la thérapie non directive par le jeu. L’EMDR est une désensibilisation qui s’appuie sur des mouvements oculaires. Cette thérapie repose sur le principe de fonctionnement du sommeil. Pendant celui-ci, le cerveau traite les informations de la journée, ce qui se manifeste par de forts mouvements des yeux durant certaines phases. « L’EMDR peut aider à ranger les sentiments dans les bonnes cases du cerveau », synthétise la psychologue. Pour la thérapie non directive par le jeu, c’est cette fois l’enfant qui va amener ses sujets de préoccupation, conscients ou non, à la psychologue, en jouant devant elle. Pendant qu’il joue, Virginie Lelong « raconte », met des mots sur chaque action et chaque émotion de l’enfant. C’est une manière de l’aider à canaliser ses émotions, à prendre conscience de ses faiblesses, de ses peurs… « J’ai le souvenir d’une fillette de 8 ans qui présentait plusieurs désordres : hypervigilance au moindre bruit, cauchemars, émotions manifestées pas adaptées aux situations rencontrées… Avec une maison de poupée, elle rejouait des scènes traumatiques de sa mère tombant dans les escaliers. Mon rôle était alors d’amplifier ce qu’elle pouvait ressentir : « Oh, c’est terrible ! Cela fait si peur ! » pour lui montrer que ce qu’elle ressentait était normal. »
L’appui de toute une équipe
Sur ce long chemin vers le mieux-être, l’ensemble des professionnels des villages d’enfants SOS a un rôle à jouer. C’est l’objet de la mission qui a été confiée à Chérifa Chambazi, ancienne directrice du village d’enfants SOS de Marseille. Aujourd’hui directrice de projet, elle met en place un programme qui vise à sensibiliser les nouveaux salariés de SOS Villages d’Enfants pour leur donner des clés d’observation et de sécurisation de l’enfant lorsqu’ils sont face à des situations complexes. Il s’agit de développer une véritable culture sensible au traumatisme.
« Devant certains agissements d’enfants, il arrive que des mères ou des pères SOS en viennent à remettre en cause leur professionnalisme à tort. Le programme de formation que nous mettons en place va les aider à prendre du recul, mais aussi à regarder leurs difficultés autrement. Nous encourageons, par exemple, tout le monde à voir ces enfants comme des enfants en détresse et non comme des enfants à problème.
Ce petit changement de regard et de vocabulaire laisse comprendre qu’il y a des solutions. » Plusieurs professionnels ont récemment suivi une formation qui leur a donné les clés pour identifier ce qui relève des troubles « extra » ordinaires et apprendre à les apaiser. Par des ateliers et des jeux de rôle, ils ont mieux compris ce que ressent l’enfant et comment cela impacte son comportement. « Pour les éducateurs, la finalité était d’apprendre à réagir pour ne pas venir nourrir le traumatisme, pour ne pas tomber dans l’excès d’autorité ou d’apitoiement… » Trouver la bonne réponse est un travail de funambule. Ces professionnels deviendront dès l’an prochain des tuteurs-formateurs et formeront à leur tour les professionnels de chaque village d’enfants. L’association veillera à ce que ce partage de connaissance se poursuive au sein de chacun d’eux pour qu’à terme, tous les professionnels, qu’ils fassent partie de l’équipe éducative ou non, soient sensibilisés à la question des traumatismes.
Renforcer les partenariats autour du traumatisme et faire face aux déserts médicaux constitue par ailleurs un défi majeur pour le déploiement de cette démarche. Par exemple, « Marseille est une grande ville, bien pourvue en professionnels spécialisés, mais où il n’est pourtant pas rare de devoir attendre six mois avant d’obtenir une prise en charge par un centre médico-psychologique pour un enfant », regrette Chérifa Chambazi. Pour cela, SOS Villages d’Enfants travaille à identifier les professionnels de soin susceptibles d’apporter un soutien à chaque village et à établir des conventions de collaboration.
Enfin, plus largement, c’est d’une approche globale dont les enfants et les adolescents ont besoin. « Il est essentiel que l’on aide ces enfants à leur rythme, par le dessin, la musique, le jardinage, le sport ou le théâtre… toutes ces activités qui font penser à autre chose et qui sont en relation à l’autre », indique Boris Cyrulnik. « À ce moment-là, on voit que les enfants donnent sens au malheur qui leur est arrivé. Alors, on voit des reprises évolutives parfois très rapides, parfois spectaculaires, ce qui définit la résilience », conclut-il.
SOS Villages d’Enfants continue donc d’actionner plusieurs leviers et de développer un panel diversifié d’interventions, comme notre programme d’épanouissement par le sport (PEPS) et les activités tournées vers la médiation corporelle et le bien-être : l’art thérapie, l’équithérapie, la sophrologie. Pour cela, la formation de nos professionnels sur des thématiques ciblées est enrichie en continu.
Laissons le mot de la fin à Boris Cyrulnik: « Soutien » et « sens » sont les deux mots clés pour permettre aux enfants d’ajouter au souvenir de ce qu’ils ont vécu, la mémoire de ce qu’ils ont compris. ». Un engagement essentiel pour offrir aux enfants que nous accueillons un avenir plus serein et restaurer leur confiance en eux et en autrui. C’est ce à quoi œuvre chaque professionnel de SOS Villages d’Enfants au quotidien.